Le p. Pierre Mandonnet (1858-1936) est un dominicain, auteur de référence de la théologie thomiste et historiographe de la philosophie médiévale. Il fonda la chaire d’histoire ecclésiastique à l’Université de Fribourg (Suisse) où il fut professeur de 1891 à 1918 et dont il devint le recteur. Il fut le cofondateur de la Revue thomiste.
« Son livre magistral sur Siger de Brabant et l’Averroïsme latin au XIIIe siècle (1ère éd. 1899 ; 2e éd 1908 et 1911), travaillé pendant près de vingt ans, illustre l’efficacité de cette conception de l’histoire. Pour mettre en place la figure d’un maître presque oublié de Paris, Mandonnet rédige le célèbre chapitre “De l’action d’Aristote sur le mouvement intellectuel médiéval” qui jette sa lumière sur des pans entiers de l’histoire de ce siècle et conserve, bien des années plus tard, une étonnante force de suggestion.
L’Augustinisme y est défini comme l’absence d’une distinction formelle entre le domaine de la philosophie et de la théologie, c’est-à-dire entre l’ordre des vérités rationnelles et celui des vérités révélées. Ruinant ainsi la constitution d’une véritable science politique (qui devra attendre Thomas d’Aquin).
BM
SIGER DE BRABANT ET L’AVERROÏSME LATIN AU XIIIe SIÈCLE, Deuxième édition revue et augmentée, 1911, Louvain, INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE DE L’UNIVERSITÉ Source : Siger de Brabant et l’averroisme latin au XIIIe siècle (1908)
[50] CHAPITRE II — DE L’ACTION D’ARISTOTE […] L’ensemble des théologiens qui professent une philosophie platonico-augustinienne peut se distribuer matériellement en plusieurs groupes, séparés non par des principes doctrinaux fondamentaux, mais par la distinction même des corps auxquels ils appartiennent. On doit y compter les maîtres du Clergé séculier, les maîtres dominicains de formation antérieure à l’action exercée dans l’Ordre des Prêcheurs par Albert et Thomas, enfin l’ensemble des maîtres franciscains. Dans le clergé séculier nommons, pour ne désigner que les maîtres [51] les plus importants et dont l’œuvre a vu le jour : Guillaume d’Auvergne, [52] Guillaume d’Auxerre, Robert Grossetête, Gérard d’Abbeville, Henri de Gand, Godefroy de Fontaines et Gilles de Rome lui-même, que l’on considère à raison comme un disciple de Thomas d’Aquin, tout en se rapprochant beaucoup de l’école thomiste, n’arrivent pas à s’identifier entièrement avec elle. [53] Parmi les maîtres dominicains citons : Roland de Crémone, Hugues de Saint-Cher, Richard Fitsacre, Jacques de Metz, Pierre de Tarentaise et spécialement Robert de Kilwardby. Ce dernier, nous le verrons, entra même directement en lutte contre quelques-unes des doctrines philosophiques de Thomas d’Aquin, en 1277. D’autres maîtres, comme Raymond Marti et Richard Clapwel, ont évolué sur certains points de l’augustinisme au thomisme. Albert le Grand de son côté ne s’est pas affranchi entièrement de l’ambiance doctrinale de son temps ; et l’on peut même trouver des traces de l’influence augustinienne dans un des premiers écrits de saint Thomas, nous voulons dire son commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard. Enfin, même après l’action profonde exercée par Thomas d’Aquin sur sa famille religieuse et sur son siècle, on rencontre dans l’Ordre des Prêcheurs, à la fin du XIIIe et au commencement du XIVe siècle, des penseurs célèbres qui côtoient l’augustinisme, ou ne gravitent pas [54] autour de l’axe thomiste, tels Thierry de Freiberg, Eckhart de Hochheim et Durand de Saint-Pourçain. Les docteurs franciscains sont universellement attachés à la philosophie augustinienne. Alexandre de Halès, Jean de la Rochelle, saint Bonaventure, Roger Bacon, Jean Peckham, Matthieu d’Aquasparta et Duns Scot, malgré des divergences considérables sur des thèses [55] particulières, se meuvent cependant tous dans le sillage de l’Augustinisme. Il n’existe pas de travail d’ensemble destiné à montrer le lien commun qui unit les philosophes théologiens que nous avons qualifiés d’augustiniens. Ce lien est essentiellement d’ordre philosophique et est constitué par une suite de thèses platoniciennes plus ou moins caractérisées.
Voici d’ailleurs, à titre de renseignement provisoire, la physionomie générale de l’Augustinisme philosophique médiéval : absence d’une distinction formelle entre le domaine de la philosophie et de la théologie, c’est-à-dire entre l’ordre des vérités rationnelles et celui des vérités révélées. Quelquefois, les deux ordres sont fusionnés pour constituer une sagesse totale, en partant de ce principe que les vérités possédées par les anciens philosophes sont le résultat d’une illumination divine, et qu’à ce titre elles font partie de la révélation totale. D’autres fois, les domaines de la philosophie et de la théologie sont affirmés comme distincts de droit, mais on n’arrive pas de fait à assigner un principe capable de sauvegarder cette distinction ((M. De Wulf, qui a soulevé diverses objections contre ma classification, observe que je « relève, comme une doctrine augustinienne, l’absence de distinction formelle entre le domaine de la philosophie et celui de la théologie. Non seulement cette doctrine n’est pas augustinienne, mais elle semble totalement étrangère à la scolastique ». Le Traité De unitate formae de Gilles de Lessines (Les Philosophes Belges, t. I) p. 21, n. 8. L’absence de distinction dont j’ai parlé n’est pas une doctrine, mais une absence de doctrine. Depuis que j’ai signalé ce point, que je considère comme fondamental dans la question, il a été suffisamment vérifié : Dict. de théol. cath., I, 2503 ; III, 2270-71 ; Brunhes G., La foi chrétienne et la philosophie au temps de la renaissance carolingienne, Paris, 1903 ; Robert G., Les écoles et renseignement de la théologie pendant la première moitié du XIIe siècle, Paris, 1909, p. 182 et suiv. ; Heitz Th., Essai historique sur les rapports entre la philosophie et la foi de Bérenger de Tours à S. Thomas d’Aquin, Paris, 1909.)). Même tendance d’ailleurs à effacer la séparation formelle de la nature et de la grâce.
C’est ce fait de l’absorption de l’objet de la philosophie dans celui de la théologie, qui a fourni le prétexte et aussi une demi-justification à ce grief si souvent renouvelé, que les scolastiques n’ont pas su aborder l’examen des problèmes scientifiques indépendamment du dogme, et même que leur philosophie ne doit pas trouver place dans l’histoire de cette science
Notes
- ↑ Marie-Humbert Vicaire op, « L’activité savante. Les maîtres », dans Histoire de l’Université de Fribourg Suisse, 1889-1989, vol. 2, Éditions universitaires, Fribourg, 1991, 535-536.
- ↑ Une semblable accusation est quelque peu vaine ; elle témoigne, en tout cas, d'une connaissance comparée des systèmes philosophiques très insuffisante. La cause de la dite confusion, chez les scolastiques qui la pratiquent, est saint Augustin lui-même, qui n'a fait que subir l'influence de Platon et de son école. Pour être conséquent, c'est Platon qui mêle les mythes religieux à sa philosophie, et plus encore le néo-platonisme alexandrin, qui n'est qu'un syncrétisme philosophico-religieux, qu'il faudrait faire disparaître de l'histoire de la philosophie.